Chronique 2 : Orange is the New Black (Vanguard ?)
L’orange, c’est la couleur du Spritz que nous prenions les premiers jours d’été au Café de la Roquette, sur la place Paul Doumer.
L’orange, c’est la couleur passée du camion « PIZZA LOULE » garé près de l’entrée de la ville, à côté du rond-point du Monoprix, qui enfume tout le parking de ses effluves.
L’orange, c’est la couleur de la couverture de Los Angeles Standards, édité par Poursuite, ainsi que Jazz Power et Pia de Christopher Anderson.
Los Angeles Standards, présent sur les tables de la shorlist du Prix du Livre cette année dans la catégorie auteur, se lance le pari impossible de saisir une ville en mouvement sous l’impulsion d’une collecte de quatre ans d’infrastructures urbaines par les architectes Caroline & Cyril Desroche, nous montrant qu’il est possible de réunir 1300 images (ce qui est énorme) : il suffit d’un format assez compact pour que l’édition tienne dans la main (17×23 cm), une bonne typographie, un peu élancée, un peu futuriste, et de savoir les répartir en catégories (Mini-Mall Signs, Mini-Malls, Billboards, Micro-Architecture, Parking, Freeways, Streets, Topiary, Styles, 2×4, Stucco Boxes, Dingbats, Stilt Houses, Skirt Houses, Architectures et enfin Afterword). À venir découvrir si vous prévoyez d’acheter un bien immobilier dans le quartier.
Jazz Power ! Jazz magazine, vingt ans d’avant-garde (1954-1974), exposé à Croisière, montre la dure ascension du jazz – mais surtout celle de la lutte contre les discriminations envers les Afro-Américains – dans la culture éminemment blanche à cette époque. Le livre sorti pour l’occasion, a la même maquette que ce très beau livre que j’ai découvert il y a 6 mois environ, qui s’intitule American Origami, édité par Fw:Books, qui est une édition augmentée pensée comme une enquête sur les tueries de masses aux États-Unis. Sauf que ce premier est édité par Delpire and Co, dont une exposition leur est consacrée à l’espace Van Gogh cette année : drôle d’association.
Pia c’est l’insouciance, c’est la liberté d’être et de vivre, de se sentir en vie, à l’ombre ou au soleil, des instants de repos, des instants de calme, des instants en suspens ; le regard d’un père sur sa fille, sur son avenir et le testament photographique qu’il lui laissera, sur ce livre qui lui appartient conjointement, sur ces images qui déjouent son adolescence, avant que tout bascule. Ce livre me fait penser, de part sa quiétude, son rayonnement et ses teintes explosives, à Delphine Manjard, qui dirige la librairie depuis maintenant une année ; pour ce mois-ci, j’avais envie de lui poser quelques questions, afin de comprendre un peu plus ses choix, ses ambitions et l’affût de son regard :
MM : quel est-ton endroit préféré à Arles ?
DM : chez moi
MM : quel est le dernier livre que tu as lu ?
DM : Mauve de Marie Desplechin, un livre pour pré-ado
MM : quel est ton top 3 des éditions présentes en ce moment à la librairie ?
DM : (mis à part Pallas et Desiderea Nuncia)
– Encampment Wyoming de Lora Webb Nichals, édité par Fw:Books
– Force of Nature de Herma de Wit-Orbio de Castro, édité par Emma Dingwall
– Family Stranger de Wiosna van Bon, édité par The Eriskay Connection
MM : quel est ton top 3 des éditions collector ?
DM : – The Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin
(que j’ai vu la première fois à la Librairie du LU à Nantes)
– Redheaded Peckerwood de Christian Patterson
– Cui Cui de Rinko Kawauchi
MM : quel est ton meilleur souvenir à la librairie ?
DM : de pouvoir accueillir la rencontre entre Marta Gili (directrice de l’ENSP) et Susan Meiselas était un moment émouvant pour moi. Ce sont deux femmes qui incarnent des valeurs desquelles je me sens proche, comme l’idée de la transmission – aux enfants notamment -, l’éducation à l’image. J’ai aussi beaucoup de plaisirs quotidiens, comme ces moments où l’on déballe les colis, où l’on découvre la sélection que l’on fait la plupart du temps à distance, c’est comme si c’était Noël tous les jeudis ; et de voir tous ces livres qui repartent avec leurs nouveaux propriétaires, de trouver quelque chose de sur-mesure pour les clients.
MM : comment fais-tu la sélection des artistes exposé.e.s dans la galerie, ainsi que dans l’espace du « cabinet de curiosités » ?
DM : j’aimerai beaucoup exposer des artistes d’Amérique du Sud mais cela impliquerait d’acheminer les oeuvres ainsi que les artistes : cet espace, qui n’est ni une galerie ni un musée, je veux qu’il soit le plus « réaliste » possible, de permettre aux artistes de travailler avec des conditions économiquement (et écologiquement) réalistes. C’est un endroit qui permet de créer des passerelles entre les éditions et les artistes, mais aussi entre les artistes eux-mêmes, comme pour l’exposition de Philémon Vanorlé et Nadja Bailly. Ma sélection se déploie autour des enjeux des études de genres/l’identité (comme par exemple l’exposition de SMITH) ainsi que l’écologie (comme par exemple l’exposition de Geoffroy Mathieu) ; j’aimerai également exposer des femmes racisées car je trouve que ma sélection n’est pour le moment pas assez inclusive sur ce plan là. J’essaye de créer un équilibre dans les maisons d’éditions, une médiation dans toutes les gammes de prix (Notes on Camp de Susan Sontag est à 1,50€) entre les éditions ainsi que les tirages de collection, car la photographie est un art populaire qui doit rester accessible. Je veux être juste, autant que les livres qui vivent en paix, qui s’imbriquent sans frontières et s’ajustent en fonction de leur puissance malgré leurs différentes tailles.
MM : quels sont les prochains projets ?
DM : faire voyager Desiderea Nuncia dans les librairies partenaires/ami.e.s, faire des salons, emmener la Arles Touch à Paris, et plus loin !
On comprend mieux grâce aux références qui ont forgé le regard de Delphine ce sentiment si étrange, cette inquiétante étrangeté qui s’empare de nos sens lorsque l’on franchi le pas de la porte de la librairie, qui se partage entre une impression d’être chez soi, entouré de sa collection, et simultanément le sentiment de vouloir re-découvrir, de prendre le temps de feuilleter, se ressourcer, de flâner, de cultiver notre jardin et de se sentir submergé par une douce anarchie.