« Ma caméra m’a écouté comme personne d’autre ne le pouvait » – Marvel Harris
Le festival de photographie touche à sa fin, et pourtant les derniers visiteurs sont là. Moins attentifs, moins organisés, ces badauds qui ont sûrement dû profiter d’une maison d’amis de la famille dans le coin, et qui ont décidé à la dernière minute de venir visiter Arles, pas pour la photo, se sont retrouvés dans le circuit d’expositions un peu par hasard, car ça ferait de belles images sur Instagram.
Et que viennent-ils voir ? L’exposition sur les camps de concentration ? Fermée. Celle sur les prix émergents ? Finie. Une attention particulière ? Pas dispo, il faut préparer la rentrée. Ils peuvent seulement faire les expositions sur le thème d’ « Identités / Fluidités » comme le nomme le programme. Et on peut se demander à qui profite le crime ; est-ce trendy d’exposer des personnes marginales ? des personnes queers ? On fait quoi, de la pédagogie ? Pas vraiment.
J’ai quant à moi eu le plaisir d’accueillir un ami, Raphaël Pons, qui venait pour la première fois à Arles. Même si ce dernier n’a pas d’éducation artistique particulière, il était très enthousiaste à l’idée de venir faire des expositions, notamment « Masculinities – la libération par la photographie » à la Mécanique Générale. Nous avons pu obtenir des badges, permettant ainsi de contourner l’entrée payante, et moi de re-voir ces images qui m’avaient assez déçues dans mon souvenir. Lors de nos passages aux bornes d’accueil j’entendais « voici, c’est 12€ pour votre entrée » ou « ça vous fait 15€ » aux visiteurs autour de nous ; c’est très cher.
J’avais oublié, mais l’effervescence dans la rue me l’a fait vite comprendre : c’était aussi la Feria du Riz. Je crois que cela fait trois fois que ce rendez-vous d’amateurs de corrida/bodega/beuverie a été reporté à cause du Covid, alors les gens étaient décidés à faire la fête. On clamait sur les terrasses des parts de paëlla allant jusqu’à 18€ – c’est aussi cher – et partout dans la ville des installations de fortune voyaient le jour – ou plutôt la nuit. Pour la première fois depuis que je suis arrivé à Arles, la cohue était un peu maitrisée, car il fallait avoir un QR-code pour rentrer sur la place du Forum, ou dans l’Église des Frères Prêcheurs.
Le vendredi, nous sortons, tout se passe très bien. Le lendemain, pendant notre tour des expositions, je reçois plusieurs messages qui disent : « faites attention à vous, il y a eu de la bagarre hier ». Je croise un ami qui me dit qu’il restera enfermé chez lui ce soir, car il n’a pas envie de subir cette folie du weekend. Et pour cause, je me rappelle que l’année dernière il s’est fait tabassé par trois mecs. Évidemment, il est gay.
La journée, on voit des personnes queers et racisées sur les murs.
Le soir, on aperçoit des fachos.
On vient voir comment on nous catégorise, comment on nous tue comme ces bêtes aux arènes.
Alors on se demande quels sont les avantages : de la visibilité ? À 15€ l’entrée, cela ressemble plutôt à un objet de curiosités.
« A year ago, I started to recognize the person I have always been. Right now, I am finally able to see him in the mirror » ; juillet 2018, Marvel Harris
De ce que l’on en retire, la masculinité ne s’exprimerait que soit à travers l’homo-érotisation, soit par la fonction (sociale notamment, être père, politicien), ou en opposition aux regards des femmes. Je trouve par ailleurs cela problématique que le corps noir ne se retrouve qu’à la fin, et dans une seule salle où les quatre murs se font face, ce qui accentue les comparaisons et les disparités culturelles. Ne serait-ce pas une conséquence de notre passé orientaliste ? N’aurait-il pas plutôt fallu un déroulé chronologique, en mixant tous les genres/races ? Et ouvrir à d’autres aspects de la « masculinité », basé sur autre chose que la génitalité ? Pourquoi le corps trans n’est traité que sous le biais de la technique, du corps médical ? Et si alors on doit considérer que cette exposition a une valeur pédagogique, qu’elle fait office de « présentation » à un public novice sur la question de l’identité de genre, alors pourquoi ne pas avoir choisi les oeuvres les plus emblématiques des artistes très connus, comme Robert Mapplethorpe ou Wolfgang Tillmans ? Je veux dire que piocher trois images de bodybulders au lieu d’images issues des portfolios X, Y ou Z est assez dommage, car cela ne représente pas son travail, et élude – encore une fois – la question de la sexualité.
C’est trop sage,
Pour nous, cela fait plus de 20 ans que l’on se mange ces visions, que l’on se pose ces questions.
Delphine nous a aussi présenté le nouveau titre arrivé à la librairie : « Marvel », de Marvel Harris. Un livre attestant des 5 dernières années de la vie de l’artiste, accompagné de son appareil, documentant les étapes de sa transition. Un livre dur, honnête et qui fait du bien, car on peut voir au travers de ses autoportraits le soutien de sa famille, de ses proches, et que c’est possible. Que c’est réel. Je m’y suis reconnu lorsqu’il parle de son appareil comme d’un confident, d’un allié, quelque’un qui le supporte ; supporte dans le sens de « soutenir » mais aussi « comprendre » quand l’objectif sert à immortaliser ses troubles psychologiques/physiques. Pour moi, le moment le plus touchant est celui où il dit qu’il ne peut pas prendre son appareil avec lui car il est invité à une cérémonie dont il est le vainqueur et que « les gens vont le prendre pour quelqu’un d’immature ».
Si ce n’est que ça, alors offrons-nous le droit d’être immature, car ce monde manque de représentations.
Je vous présente pour finir Raphaël, qui a accepté mon invitation à participer à cette chronique en nous racontant sa vision de son séjour à Arles. Il est le créateur d’un très bon podcast intitulé Ipséité, sorti l’année dernière, questionnant différents sujets comme l’orientation sexuelle ou notre rapport au corps/société :
« Mon vendredi est semé d’embuches, j’oublie mes billets de train, je suis sous des trombes d’eau, j’ai des rendez-vous aux quatre coins de la ville de Lyon, je suis épuisé par ma semaine, mais j’arrive à avoir mon train pour Arles.
J’arrive à Arles, l’esprit un peu plus léger, dans l’optique d’un week-end festif et culturel. Je retrouve Maxime, on rit énormément, je découvre la feria avec innocence. La fréquentation est jeune, hétéro, blanche et cis ; autant te dire qu’elle ne m’est plus habituelle. Je m’y sens étrangement assez bien, sachant que je n’y reste que sur deux jours. Nous dansons beaucoup, performons intensément dans un bar aux allures de bar PMU. Les serveur.se.s sont bloqué.e.s dans une décennie qui ne m’est plus actuelle. Une serveuse est magnifique, dans son style années 2000, avec son tatouage vieilli sur son épaule. Nous rentrons tranquillement chez nous à l’heure où la musique se coupe. Les personnes qui restent dans les rues n’ont pas toutes les mêmes intentions, nous le ressentons, nous rentrons nous coucher.
Je me réveille, prêt pour un peu de culture. Je suis Maxime qui me guide dans les expositions. Si j’aime la beauté de la photographie, j’aime questionner son existence dans le contexte social actuel et voir comme elle peut perturber les codes et nos normes. Les personnes queers et/ou LGBT sont exposées dans la totalité des quatre expositions que nous avons vues. Parfois avec justesse, parfois affreusement maladroitement, mais toujours exposées. Je remarque qu’elles sont exposées parce qu’elles sont queers et/ou LGBTQI +, que c’est tout l’enjeu de la photographie ou de l’exposition. Je réalise alors que la visibilité queer et/ou LGBTQI + est une nouveauté, un élément qui vient dénoter dans une exposition, qui vient rendre politique une photographie.
Je suis gêné.
Je suis gêné d’avoir l’impression que des générations queers et LGBTQI + ont vécues dans un silence total, et qu’aujourd’hui, c’est tendance dans une exposition. Si cette tendance permet la visibilisation, je ne me sens pas prêt a subir les longues étapes éreintantes pour être accepté dans une société et pouvoir y vivre librement. Vivant entouré de personnes LGBTQ I+ ou allié.e.s, je réalise alors que la tolérance avance si lentement. J’étais sidéré de ce retard, de cette lenteur, si peu à la hauteur de nos besoins.
Maxime me disait « tu es bien silencieux » à la sortie des expositions.
J’essayais de percevoir ce qui me posait problème et c’est ça : mon quotidien depuis des années, qui est celui des milliers de personnes, n’est pas encore toléré socialement et est encore artistiquement « tendance ». Ew.
Et le décalage est immense.
Je pars d’Arles directement pour Marseille, afin d’accompagner mon frère trans dans une étape cruciale : sa mammectomie. Je vois le personnel accueillant le nommer avec son dead name, ne pas s’adapter à son genre. Sur la journée de l’opération, nous sommes extrêmement proches. Ma mère est là, mon frère pleure, nous stressons toustes. Nous sommes terriblement seuls dans cette épreuve. Seuls à l’affronter mais surtout seuls socialement. Si peu de gens mesurent et s’intéressent ce que cette étape représente pour mon frère.
Les expositions apparaissent alors bien insuffisantes, presque absurdes au vu de la réalité des personnes LGBTQI + : l’urgence. L’urgence que les politiques bougent, que la société évolue, que notre liberté grandisse et que notre quotidien s’adoucisse. Aux photographes et commissaires d’être à la hauteur de cette réalité, ne montrant plus notre quotidien comme seulement photographique, esthétique, tendance ou novateur ; mais aussi comme la souffrance d’une lenteur, d’une entrave à nos libertés, d’une insécurité. Finalement, c’est arriver à percevoir ce que nous avons derrière notre apparence : notre réalité ».